Jeter de temps à autre un coup d’œil dans le rétroviseur est une mesure raisonnable de sécurité. Au sens figuré, cela offre la possibilité de comparer nos préoccupations actuelles à celles qui agitaient le monde il y a quelques années, de mesurer les progrès accomplis, les échecs, les dérives, mais aussi l’inertie des sociétés. L’expérience est souvent riche d’enseignements pour nous, observateurs un peu attentifs, à défaut de l’être parfois pour les acteurs politiques.
“Les nouvelles sont mauvaises d’où qu’elles viennent” chantait Stephan Eicher en 1991.
Il est vrai qu’il fallait déjà supporter Francis Lalanne, mais Talons aiguilles d’Almodovar arrivait dans les salles, et entre autres réjouissances populaires, la France remportait la Coupe Davis face aux américains Sampras et Agassi. Dans les journaux du troubadour helvète, les informations n’étaient certes pas réjouissantes tous les jours, mais il y avait régulièrement des nouvelles pas aussi mauvaises qu’il voulait bien le dire.
La fin de la guerre froide et les premiers accords de limitation des armes nucléaires entre les États-Unis et L’Union Soviétique, la victoire des alliés sur Saddam Hussein en Irak, la dislocation de l’URSS en quinze états indépendants…
Il y avait bien, comme toujours, de l’agitation politique en Afrique ponctuée de quelques coups d’État militaires, des putschs à Haïti ou en Thaïlande, déjà.
La France de 1991, elle, s’engage mi-janvier dans la guerre du Golfe qui se terminera fin février. Chevènement, alors ministre de la Défense, choisit de ne pas “fermer sa gueule” et démissionne.
Le pays compte près de 10% de chômeurs et fait face à des manifestations de protestation contre des violences policières.
Le statut de la Corse connaît une modification de plus.
Fin septembre, une grande manifestation paysanne sous le mot d’ordre « Pas de pays sans paysans » rassemble 200 000 personnes. Début octobre, un plan d’urgence en faveur des éleveurs est annoncé. Les manifestations et dégradations se poursuivent. Le 22 octobre, le président Mitterrand pique une grosse colère et exige de la police une répression musclée des casseurs. Deux jours plus tard, le même président approuve les revendications paysannes et annonce des “états généraux du monde rural”. Les tracteurs et les épandeurs de lisier savaient déjà se faire entendre !
Des mesures d’économies visant à réduire le déficit de la Sécurité Sociale sont adoptées : augmentation des cotisations des salariés, du forfait hospitalier, déremboursement de médicaments. La panoplie actuelle, plus de 30 ans après, n’a guère changé.
1991 fut également l’année de la phrase calamiteuse de Chirac à propos du “bruit et l’odeur” qui seraient le fait des immigrés et une des raisons de leurs difficultés d’intégration. Quatre ans plus tard, il était élu président de la République et ce type de réflexion fait toujours, plus que jamais, le miel de certains leaders politiques. Trente trois ans après que Stephan Eicher ait chanté son désaroi face à l’état du monde, on voit bien à quel point certains sujets de crise ont du mal à trouver des réponses efficaces.
Des bégaiements de l’histoire, du pire et parfois du meilleur
Il n’y avait pas, comme aujourd’hui, de guerres inscrites dans la durée aussi inquiétantes que celles en cours en Ukraine et au Moyen Orient, de conflits dont les risques d’extension étaient aussi réels et terrifiants.
Une partie non négligeable de la population accuse toujours, à tort souvent et à raison parfois, la police de violences injustifiées. Le statut de la Corse progresse lentement vers une forme d’autonomie dont les limites restent à configurer. Les agriculteurs sont plus que jamais mécontents et utilisent les mêmes techniques de “négociation” que dans les années 90. Le racisme, et maintenant l’antisémitisme continuent de progresser. L’hôpital est en souffrance, la justice va mal, l’école va très mal. De plus, aujourd’hui, les inéluctables conséquences du changement climatique se font de plus en plus inquiétantes, les finances publiques ont vu leur déficit passer de 131 milliards de… francs en 1991 à 154 milliards d’euros en 2023. Fermez le ban !
Pour autant, et avant d’envisager un suicide collectif face à un tel tableau, ne perdons pas de vue les bonnes nouvelles, car il y en a.
Quelques exemples parmi bien d’autres ? Entre 1991 et 2023, l’extrême pauvreté dans le monde est passée d’environ 35% de la population à 8,5% alors que durant cette période, le nombre de terriens a augmenté de 1,5 milliards. Près de 140.000 personnes, femmes, hommes et enfants en sortent chaque jour. La proportion d’enfants mourant avant l’âge de 5 ans est passée de 9,3 à 3,7%. L’espérance de vie mondiale de 64 à 73 ans, l’analphabétisme de 25,7 à 13,5%. Ce n’est pas suffisant, bien sûr, et les évolutions combinées du climat et de la démocratie dans le monde ne garantissent pas la pérennité de ces progrès, mais ce sont des réalités positives et réjouissantes, et autant de preuves que les mécanismes économiques qui ont permis cela ne sont pas à rejeter en bloc.
Ces évolutions sont à considérer en tentant d’éviter autant que possible les simplismes qui relèvent plus de la réaction et de l’émotion que de la recherche de solutions prenant en compte l’incroyable complexité du monde. Nous devons rester vigilants face à toutes les formes de complotisme qui envahissent la plupart des médias mais une chose est sûre, déjeuner en paix n’est pas pour demain.
MT