S’attaquer au wokisme, c’est, selon certains milieux intellectuels ou politiques plutôt très à gauche, être d’extrême droite. Il n’est donc pas inutile de commencer ce billet en rappelant que comme celles d’extrême gauche, les idées véhiculées par l’extrême droite n’ont évidemment pas leur place ici. Alors, comment lutter contre cette nouvelle forme d’idéologie sans mêler sa voix à celle de gens dont on ne partage en rien les idées ?
Woke, pour mémoire, signifie « éveillé » et son contenu politique remonte au 19ème siècle, lorsque les anti-esclavagistes se disaient « bien éveillés » dans l’Amérique de Lincoln. Martin Luther King a repris cette expression en 1965 dans un discours devant des étudiants auxquels il demandait de « rester éveillés ». Le mot woke s’est ainsi imposé dans le vocabulaire des militants en lutte contre les discriminations d’abord raciales, puis progressivement celles dont sont victimes diverses minorités, religieuses ou sexuelles, notamment.
L’une des organisations les plus fidèles à l’origine du wokisme est le mouvement Black Lives Matter, à la pointe de la lutte contre le racisme et les violences policières dont sont victimes les noirs aux Etats-Unis.
Le mouvement woke est devenu un dogme
Mais depuis une dizaine d’années, le wokisme s’est répandu dans le monde en abordant toutes les formes de discrimination et les mouvements féministes.
La sociologue Nathalie Heinich explique très bien dans son essai Oser l’Universalisme comment le mouvement woke est devenu un dogme poussé à l’extrême, réduisant l’identité à ces discriminations, et comment il a abouti à diverses formes de censure, d’interdits et de stigmatisations.
Entre autres dérives, le mouvement woke a généré la cancel culture qui consiste à réécrire notre passé historique et culturel à l’aune des idéologies du présent. Les théoriciens de la cancel culture, au lieu de combattre certaines idées, préfèrent les censurer. Leur crédo consiste à déconstruire la culture occidentale au prétexte qu’elle est raciste, antisémite, misogyne, homophobe, etc… Brûler Céline plutôt qu’apprécier l’auteur tout en combattant ses idées nauséabondes, déboulonner des statues, effacer plutôt qu’étudier, chercher à comprendre l’histoire et l’histoire de l’art.
L’intersectionnalité qui doit permettre d’identifier des individus victimes de plusieurs types de discrimination, charrie également son lot d’aberrations en aboutissant, par exemple, à la multiplication de réunions ou conférences genrées (en non-mixité).
Autre avatar du wokisme : l’écriture inclusive ! Bannir la suprématie du masculin dans notre vocabulaire est évidemment louable. Mais les promoteurs du point médian qui fait écrire «étudiant·e·s», «professeur·e·s» et «citoyen·ne·s» ont-ils remarqué que cette forme d’écriture commence par le masculin ? Que «toutes et tous» ne prend guère plus de temps à écrire que « tou.te.s », tout en restant parfaitement lisible y compris et surtout à haute voix, sans massacrer la grammaire ?
La féminisation des titres ou métiers qui consiste à créer de nouveaux mots est bien sûr une bonne chose, même si une personne occupant une fonction n’est pas obligée de s’identifier à cette fonction. Chacune doit rester libre de choisir d’être « directrice » ou « directeur », de se faire appeler « Madame LA Ministre » ou « Madame LE Ministre ». Mais écrire «le.la présenteur.ice» est d’un ridicule pitoyable, ou témoigne d’une fainéantise coupable, ou bien les deux. L’indispensable engagement pour l’égalité femmes-hommes passe par un combat politique et social de tous les instants, pas par une modification des règles grammaticales qui abime la langue. Georges Orwell dans 1984 expliquait déjà que la volonté d’imposer une idéologie, donc une manière de penser, passe par la manipulation de la langue : « Ne voyez-vous pas que le véritable but de la novlangue est de restreindre les limites de la pensée ? »…
Un mot enfin de la pensée décoloniale, autre composante du wokisme, qui veut que toute connaissance, tout savoir seraient l’expression d’une domination liée au colonialisme, d’un rapport dominé-dominant omniprésent.
Le mouvement woke tend à reconstituer l’ensemble de notre culture sur des bases identitaires en les cloisonnant : culture noire, féministe, LGBT etc… en effaçant le passé. Il n’est en réalité qu’un obstacle au développement de l’esprit critique.
Le wokisme, en se réclamant haut et fort du progressisme, séduit dans certains milieux intellectuels et, plus grave, à l’université donc, si nous n’y prenons garde, bientôt dans l’enseignement.
S’opposer avec la plus grande fermeté aux discriminations devrait bien sûr s’imposer à tous (et toutes !).
Militer pour l’égalité femmes-hommes est la moindre des choses.
Ne pas faire de l’orientation sexuelle un critère qualitatif coule de source.
Ne pas s’opposer au racisme, à l’antisémitisme, est criminel.
Mais réclamer le boycott définitif de la 5ème symphonie de Beethoven au prétexte que son introduction serait un appel au viol est grotesque. Voltaire, dont certaines de ses œuvres ont été expurgées, a écrit des phrases d’une insupportable misogynie (« Tu changes de vins, souffre que je change de femmes. » ou « En général, elle est bien moins forte que l’homme, moins grande, moins capable de longs travaux ; son sang est aqueux, sa chair moins compacte »), d’une coupable homophobie (« sujet honteux et dégoûtant », un « attentat infâme contre la nature », une « abomination dégoûtante », une « turpitude »), d’une islamophobie qui serait aujourd’hui ordinaire (Mahomet est appelé « monstre », « imposteur », « barbare », « arabe insolent », « brigand », « traître », « fourbe », « cruel », « de tous les tyrans c’est le plus criminel. »). C’est la part d’ombre du symbole des Lumières, apôtre reconnu de la tolérance, de la justice et de la liberté, une des références de l’esprit républicain. Autre période, autres mœurs, autre niveau d’évolution de la culture, autres interdits.
Faut-il brûler Voltaire ? Non, évidemment. S’enrichir de ses lumières, critiquer ardemment ses côtés sombres, bref, développer son esprit critique, on y revient encore.
L’extrême droite et une part de la droite modérée exècrent le wokisme car le conservatisme têtu ne peut que s’opposer à ce qui prétend au progrès social. L’extrême gauche et une part de la gauche modérée encensent le wokisme, hypnotisées par l’affiche progressiste proposée par ce mouvement et ses influenceurs.
Déconstruire la culture occidentale relève de l’obscurantisme
S’il faut résister de toutes ses forces contre l’envahissement du wokisme, c’est pour refuser le simplisme de ses verdicts, pour lutter contre l’abandon de l’esprit républicain de notre société, pour refuser la censure, pour apprendre du passé afin de comprendre le présent et imaginer le futur.
La bien-pensance qui veut l’imposer se revendique du progressisme alors que chercher à détruire ou censurer des pans entiers de notre histoire, de notre culture, relève plutôt de l’obscurantisme en occultant les savoirs indispensables aux luttes contre les discriminations, toutes les discriminations.
Le wokisme est une déconstruction contre laquelle il faut se mobiliser.
Faisons lire Voyage au bout de la nuit tout en combattant l’antisémitisme de Céline.
Admirons les tableaux et aquarelles d’Emil Nolde tout en sachant qu’il était lui aussi profondément antisémite au point d’adhérer au parti nazi en 1934.
Refusons à la fois toutes les formes de discrimination et les nauséabondes approches de l’art dit « pur ».
Restons curieux, lucides, esthètes, humanistes et combatifs.
MT